CHAPITRE SEPT

 

 

Frère Jérôme avait toujours pensé, opinion qu’il exprimait aussi fréquemment qu’indiscrètement, que frère Paul était beaucoup trop coulant avec les jeunes dont il avait la charge, en d’autres termes les novices et les élèves. Paul, lui, préférait surveiller leurs activités en se montrant le moins possible sauf pendant les leçons proprement dites, bien qu’il ne tardât pas à voler à leur secours s’ils avaient besoin de lui. Mais pour les questions de routine touchant à leurs ablutions, leur comportement aux repas, les heures auxquelles ils se levaient ou se couchaient, il aimait mieux s’en remettre à leur conscience et aux habitudes de propreté et de ponctualité qu’on leur avait enseignées. Frère Jérôme croyait dur comme fer qu’avant seize ans, aucun garçon n’était capable de s’en tenir à une règle et que même ceux qui étaient parvenus à cet âge raisonnable tenaient plus de la bête que de l’ange. Il aurait toujours été sur leur dos, les aurait repris à chaque instant s’il avait été responsable d’eux et il aurait infligé des punitions à une cadence dont Paul n’aurait tout simplement pas idée. Rien ne lui donnait plus satisfaction que de pouvoir affirmer à juste titre qu’avec un tel laxisme il était inévitable qu’il arrive malheur.

Trois écoliers et neuf novices suffisent largement à mobiliser l’attention d’un observateur pas trop méticuleux le temps d’un petit déjeuner, sauf s’il a une raison de compter ses ouailles et de découvrir qu’il manque quelqu’un à l’appel. Jérôme les aurait sûrement surveillées de près, certain que tôt ou tard l’un des enfants essaierait de se défiler. Comme Paul devait se rendre au chapitre et qu’ensuite ce jour-là, il aurait des tâches spécifiques à accomplir à propos de son travail, il avait confié les cours de la matinée au plus sérieux des novices, attitude, une de plus, que Jérôme considérait comme préjudiciable à la discipline. A l’église, le menu fretin occupait une place tellement insignifiante qu’un de plus ou de moins passerait inaperçu. C’est ainsi que l’après-midi était bien avancée quand Paul réunit son troupeau dans la salle de classe ; il sépara les novices des écoliers et cette fois l’absence de Richard devint enfin patente.

Même alors Paul ne s’en inquiéta pas outre mesure. Le gamin devait traîner dans un coin et avoir oublié l’heure ; il n’allait pas tarder à arriver au pas de course. Seulement voilà, le temps passait et toujours pas de Richard. Interrogés, les trois petits remuèrent les pieds, mal à l’aise, se rapprochèrent les uns des autres pour se rassurer, secouèrent la tête sans piper mot, évitant de regarder Paul dans les yeux. Les plus jeunes en particulier n’étaient pas à la fête mais ils gardèrent le silence, ce qui acheva de convaincre Paul que Richard se livrait aux joies de l’école buissonnière ; ses camarades ne l’approuvaient pas mais ils ne le trahiraient pas non plus. Que Paul s’abstînt de les menacer des pires châtiments aurait ancré Jérôme dans son point de vue et sa désapprobation.

Jérôme encourageait les petits délateurs. Paul éprouvait une certaine sympathie pour la solidarité des pécheurs qui préfèrent être punis plutôt que de livrer un compagnon. Il se borna à affirmer carrément que Richard devrait répondre de ses actes ultérieurement et payer le prix de ses bêtises, et il continua la leçon. Mais il avait de plus en plus conscience de l’inattention et du malaise de ses élèves ainsi que des regards coupables qu’ils se lançaient par-dessus leur page d’écriture. Quand le cours fut terminé, il se rendit compte que le cadet était sur le point de révéler ce qu’il savait et sa détresse même montrait qu’il y avait anguille sous roche – et une anguille de taille.

Il rappela l’enfant au moment où ses élèves sortaient mi-soulagés, mi-craintifs.

— Edwin, viens un peu par ici.

Il ne s’étonna pas de voir les deux autres filer à toutes jambes, sûrs que le ciel allait leur tomber sur la tête. Au moins ils éviteraient le premier choc, après, advienne que pourra. Edwin s’arrêta, se tourna et revint lentement vers l’estrade, les yeux baissés sur ses petits pieds qu’il traînait à contrecœur sur le plancher de bois. Il se tenait tout tremblant près de frère Paul. Il avait encore un genou bandé et le pansement avait glissé. Machinalement Paul le déroula avant de le remettre en place.

— Edwin, qu’est-ce que tu sais à propos de Richard ? Où est-il ?

L’enfant déglutit avec beaucoup de conviction et éclata en sanglots :

— Je ne sais pas !

Paul l’attira près de lui et le laissa enfouir son visage contre son épaule qui en avait vu d’autres.

— Allez, vas-y. Quand l’as-tu vu pour la dernière fois ? Où est-il allé ?

Edwin pleurait, inondant de larmes les plis de laine rêche ; Paul le força à se redresser pour regarder bien en face le petit visage désolé et tout sale.

— Je t’écoute ! Raconte-moi tout sans rien omettre.

Le gamin s’exécuta, entre deux sanglots, reniflant frénétiquement.

— C’était hier, après vêpres, je l’ai vu prendre son poney et filer sur la Première Enceinte. Je pensais qu’il reviendrait, mais il n’a pas reparu, et on était morts de peur. On ne voulait pas qu’il se fasse prendre, il aurait eu des ennuis terribles. On ne voulait en parler à personne, on pensait qu’il allait rentrer, et ni vu ni connu...

— Qu’est-ce que tu racontes ? demanda Paul, effaré, d’une voix pour une fois impressionnante. Il n’a pas dormi dans son lit la nuit dernière ? Il a disparu depuis hier et tout le monde s’est tu ?

Edwin recommença à pleurer de plus belle et sa petite figure joufflue se contracta ; d’un signe de tête véhément il admit la justesse de cette accusation.

— Et vous étiez au courant ? Tous les trois ? Il ne vous est pas venu à l’idée qu’il pouvait être blessé Dieu sait où ? Ou en danger ? Il n’aurait pas passé la nuit dehors de son plein gré ! Mais, mon petit, pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Ah, tout ce temps que nous avons perdu !

L’enfant était déjà tellement terrorisé qu’il aurait mieux valu se taire, le rassurer, le réconforter, mais Paul ne se sentait pas le cœur à cela.

— Bien, continue – tu l’as donc vu partir à cheval. Après vêpres ? Sais-tu dans quelle intention ?

Effondré, Edwin essaya de reprendre ses esprits et raconta la suite de l’histoire :

— Il est rentré trop tard pour vêpres. On était sur la Gaye, près de la rivière, il avait envie de rester. Quand il a voulu nous rattraper, on était à l’église. D’après moi, il voulait se glisser parmi nous quand on en sortirait, mais frère Jérôme était en train de parler à cet homme, vous savez, celui qui...

Il se remit à geindre en se rappelant ce qu’il n’aurait pas dû voir, mais qu’il avait vu, bien sûr, les brancardiers ramenant la civière au portail, le corps massif immobile, le visage puissant recouvert d’un linge.

— J’ai attendu à la porte de l’école, murmura-t-il, la voix pleine de larmes, et j’ai vu Richard se précipiter aux écuries, et partir à toute vitesse. Je n’en sais pas plus. Je croyais qu’il ne tarderait pas à rentrer, reprit-il, désespéré. On ne voulait pas lui causer d’ennuis...

Si tel était le résultat qu’ils escomptaient, ils avaient donné tout le temps à leur camarade de se fourrer dans le pétrin jusqu’au cou, ce que leur déloyauté à son égard aurait évité. Résigné, Paul passa la main dans les cheveux de son pénitent qu’il parvint plus ou moins à calmer.

— Vous ne vous êtes vraiment pas montrés très malins, et si vous vous attirez une réprimande, cela ne sera que justice. Mais si vous répondez sans mentir, on retrouvera Richard sain et sauf. Allez file rejoindre tes deux complices. Vous attendrez qu’on vous appelle.

Profondément choqué, Paul partit à toutes jambes informer d’abord le père prieur, ensuite l’abbé, avant d’aller vérifier que le poney que dame Dionisia avait envoyé à son petit-fils pour l’inciter à revenir avait bien quitté sa stalle. Après quoi on fouilla de fond en comble, avec force cris et remue-ménage, la cour de la grange, les étables, l’hôtellerie pour le cas où le coupable n’aurait en définitive pas quitté la clôture, ou bien l’aurait réintégrée pour tenter de cacher sa désertion momentanée. Les malheureux écoliers avaient été tancés d’importance par le prieur et menacés de foudres pires encore quand on aurait un moment à leur consacrer. Ils se cachaient dans un coin, tout tremblants, les yeux noyés de larmes, accablés par l’énormité de ce qu’ils avaient pris pour de bonnes intentions. Ayant survécu à la première tempête de reproches, ils se préparaient stoïquement à passer la soirée privés de souper et rejetés par tous. Frère Paul lui-même était trop occupé pour leur glisser à l’oreille quelques mots de réconfort, très affairé à fouiller pouce par pouce les méandres compliqués du moulin et les allées les plus proches de la Première Enceinte.

C’est au milieu de ce branle-bas de combat que frère Cadfael débarqua au début de la soirée après avoir quitté Hugh à la porte. Cette nuit-là, il y aurait des sergents qui passeraient les bois au peigne fin depuis Eyton, en direction de l’ouest, à la recherche d’un fugitif qui était peut-être Brand mais que, de toute manière, il fallait capturer à tout prix. Ni Hugh ni Cadfael n’étaient particulièrement amateurs de chasse à l’homme ; plus d’un serf maltraité avait été poussé à s’enfuir et à devenir hors la loi, seulement un meurtre est un meurtre, et la justice ne peut l’admettre. Coupable ou innocent, il était indispensable de s’emparer du jeune Hyacinthe. Cadfael descendit de cheval à la loge, ne pensant qu’à l’adolescent qui avait pris la clé des champs, et voilà qu’il tombait sur des religieux affolés qui couraient dans tous les sens parmi les bâtiments du couvent, tentant de trouver l’un des leurs. Bouche bée devant ce spectacle surprenant, il vit frère Paul se ruer vers lui, haletant, plein d’espoir.

— Tu étais dans la forêt, Cadfael. Tu n’aurais pas aperçu le petit Richard, par hasard ? Je commence à croire qu’il a dû retourner chez lui...

— C’est bien le dernier endroit où il songerait à aller, objecta Cadfael avec bon sens, il n’a aucune confiance dans les intentions de sa grand-mère. Qu’est-ce qui se passe ? Il a disparu, ce garnement ?

— Oui, exactement, depuis la nuit dernière, qui plus est. Et on ne l’a appris qu’il y a une heure ! avoua Paul qui lui confia toute cette épouvantable histoire, dévoré par un sentiment de culpabilité ainsi que par le remords et l’inquiétude.

— C’est ma faute ! J’ai failli à mon devoir, je me suis montré trop complaisant, trop confiant envers ces gosses... Mais pourquoi s’est-il enfui ? Il était plutôt heureux. Il n’a jamais rien montré...

— Je suis sûr qu’il avait ses raisons, répliqua Cadfael, frottant pensivement son nez brun et camus. Tu penses qu’il serait reparti chez la châtelaine ? Permets-moi d’en douter ! Non, s’il s’est sauvé sans crier gare, c’est qu’il a été confronté à quelque chose d’urgent et d’inattendu. La nuit dernière après vêpres, dis-tu ?

— D’après Edwin, Richard a traîné trop longtemps près du fleuve et il était en retard pour l’office. Il a essayé de se faufiler dans le cloître et de se mêler aux autres quand ils sortiraient mais il n’a pas pu parce que Jérôme attendait Bosiet sous la voûte. Quand Edwin s’est retourné, il a vu Richard filer droit vers les écuries et franchir le portail à toute allure.

— Ah ça, par exemple ! s’exclama Cadfael, qui avait tout compris. Mais si le gosse a pu se sauver sans qu’on le remarque, où étaient donc Jérôme et Bosiet ? Attends, je connais déjà la réponse. Ne te fatigue pas à jouer aux devinettes. Je sais de quoi ils voulaient s’entretenir privément, ces deux-là. Jérôme ne tenait pas à ce qu’il y ait des témoins, mais le petit, il ne l’avait pas remarqué. Paul, il faut que je te laisse un moment à tes investigations et m’en vais consulter d’urgence Hugh Beringar. Il a déjà une disparition sur les bras. Une de plus ne changera pas grand-chose.

 

Hugh, qu’il rattrapa sous la voûte de la porte de la ville, arrêta brusquement son cheval en apprenant les dernières nouvelles et se tourna vers Cadfael, l’air méditatif.

— Alors vous pensez que votre version des faits explique tout ? ironisa-t-il avec un petit sifflement. Pourquoi Richard irait-il se préoccuper d’un garçon qu’il a à peine vu et avec qui il n’a pas échangé trois mots ? Auriez-vous des raisons de croire qu’ils auraient un secret entre eux ?

— Là, vous m’en demandez trop, tout ce que je sais, c’est que ça concorde au point de vue temps. Mais c’est un lien solide. Je suis à peu près certain que Richard a surpris leur conversation et que c’est pour ça qu’il s’est conduit ainsi. Et avant que Bosiet n’arrive à l’ermitage, Hyacinthe disparaît.

— Et Richard également ! renchérit Hugh dont les sourcils noirs se rapprochèrent quand il envisagea ce que cela impliquait. Donc, si je vous suis bien, si j’en retrouve un, je tomberai sur l’autre.

— Oh, c’est loin d’être évident. Le gamin comptait sûrement rentrer au bercail à l’heure pour aller se coucher, le bec enfariné. Il a de la jugeote et pas la moindre raison de vouloir nous quitter. Il serait certainement de retour parmi nous s’il n’en avait été empêché. Raison de plus pour qu’on s’inquiète. Soit son cheval l’a jeté par terre, et il est blessé, ou perdu... soit – on se demande s’il n’a pas regagné Eaton. Mais c’est parfaitement invraisemblable.

Hugh comprit aisément ce que Cadfael se bornait à suggérer et à quoi il n’avait pas eu lui-même le temps de réfléchir.

— Non, mais on aurait pu l’y emmener de force ! Mon Dieu, c’est bien possible ! Si des gens de Dionisia l’ont rencontré par hasard dans les bois, ils auront saisi l’occasion de plaire à leur patronne. Oh, je sais, il y a aussi des partisans de Richard, il n’y en a pas moins quelques-uns qui ne se gêneraient pas pour le livrer à sa grand-mère. Cadfael, mon vieil ami, poursuivit chaleureusement Hugh, retournez à votre atelier et laissez-moi me charger d’Eaton. Dès que mes hommes seront partis à la recherche de nos deux oiseaux, je me rendrai moi-même à Eaton et je verrai ce que la dame a à nous raconter. Si elle refuse de me laisser fouiller le manoir afin de vérifier si Hyacinthe ne s’y trouve pas, je saurai que c’est là qu’elle détient l’autre, et j’inventerai un moyen de lui forcer la main. Si c’est là qu’est Richard, il en sera sorti pas plus tard que demain et il retournera dans le giron de frère Paul, promit Hugh, plein d’enthousiasme. Même au prix d’une bonne correction, le pauvre, ajouta-t-il après réflexion avec un petit sourire de pitié. C’est mieux que de se retrouver marié selon le vœu de sa grand-mère. Il lui en cuira moins longtemps, c’est déjà ça.

Cadfael lui répondit vertement que de la part de quelqu’un qui avait d’excellentes raisons de chanter les louanges de son épouse et d’être fier de son fils, c’était là un affreux blasphème à l’encontre du mariage. Hugh tourna son cheval vers la pente raide de la Wyle et s’éloigna avec un dernier sourire en coin par-dessus son épaule.

— Accompagnez-moi donc à la maison et adressez vos doléances à Aline. Vous lui tiendrez compagnie pendant que j’irai donner mes ordres au château.

La perspective de passer une heure avec Aline et de jouer avec Gilles, son filleul, qui aurait bientôt trois ans, était tentante mais Cadfael, bien qu’à contrecœur, se résigna à décliner l’invitation.

— Non, il faut que je rentre. En attendant que la nuit tombe il s’agit d’inspecter partout dans la clôture et d’enquêter le long de la Première Enceinte. On ne peut pas savoir où il est mais on ne peut non plus négliger aucune possibilité. Que Dieu vous assiste, Hugh ! Vos chances de réussir sont plus grandes que les nôtres.

Les rênes un peu lâches, il traversa le pont et se dirigea vers le couvent, soudain conscient qu’il avait passé un peu trop de temps à cheval aujourd’hui. Il se réjouissait d’avance du calme et de la paix de l’âme que lui apporterait l’office au sein du vaste sanctuaire de l’église abbatiale. Quant à explorer chaque pouce de la forêt, c’était l’affaire de Hugh et de ses gens d’armes. Il était inutile de se lamenter en se demandant où le gamin passerait la nuit suivante, ce qui n’empêchait pas de prier pour qu’il ne lui arrive rien de fâcheux. Et demain, songea Cadfael, j’irai voir Eilmund, je lui apporterai ses béquilles, et en profiterai pour ouvrir l’œil en chemin. Il y a donc maintenant deux disparus. Si on en découvre un, trouvera-t-on forcément l’autre ? Rien de moins sûr. Mais, en revanche, qui sait si le premier ne permettrait pas de dénicher le second ?

 

Un nouvel arrivant se tenait au pied de l’escalier menant à l’hôtellerie qui observait avec une attention discrète l’agitation incessante des rabatteurs. Il n’y avait plus l’affolement du début. A présent chacun s’était calmé et inspectait obstinément tous les endroits possibles et imaginables dans la clôture, sans parler de ceux qu’on avait envoyés sur la Première Enceinte. L’animation presque obsessionnelle qui entourait l’inconnu rendait d’autant plus frappants son mutisme et son impassibilité. L’allure de cet étranger n’avait rien d’extraordinaire. Il était assez élégant, solide, de maintien modeste ; ses bottes usagées mais bien entretenues, ses chausses de couleur sombre, sa cotte de bonne qualité mais toute simple étaient l’équipement ordinaire de ceux qui parcourent les routes et ne sont ni très riches ni très pauvres. Il pouvait aussi bien s’agir du tenancier d’un baron envoyé en mission par son maître, d’un marchand prospère ou d’un hobereau vaquant à ses occupations. Cadfael le remarqua dès qu’il mit pied à terre à la loge dont le portier sortit pour s’asseoir sur le banc de pierre à l’extérieur avec un soupir convaincu qui s’exhala de ses joues brunes, trahissant quelque exaspération.

— Alors ? Quoi de neuf ? demanda Cadfael, sachant d’avance à quoi s’attendre.

— Rien, bien sûr, et ce n’est pas demain la veille qu’on en aura si tu penses que le petit a pris son cheval et tout. Mais il paraît qu’il faut d’abord vérifier sur place. Il est même question de draguer l’étang du moulin. C’est malin ! Que fabriquerait-il là-bas quand on l’a vu s’engager vers la Première Enceinte avec son poney – ce n’est un secret pour personne. En outre, il nage comme un poisson, il ne se serait jamais noyé. Non, il est loin à l’heure qu’il est, même s’il s’est attiré de sérieux ennuis. Mais n’importe, on regardera sous chaque brin de paille au grenier et on ira voir sous la litière aux écuries ! A ta place, je me dépêcherais d’aller à l’atelier de peur qu’on te le mette sens dessus dessous.

Cadfael ne quittait pas des yeux la silhouette sombre près de l’hôtellerie.

— Qui est-ce, celui-là ?

— Un certain Rafe de Coventry, fauconnier du comte de Warwick. Il doit se rendre à Gwynedd pour y entraîner des émerillons, s’il faut en croire frère Denis. Il n’y a pas un quart d’heure qu’il est arrivé.

— Je l’ai d’abord pris pour le fils Bosiet, expliqua Cadfael, mais je me suis rendu compte qu’il est trop vieux, il est plutôt de la génération du père.

— Moi aussi, ça a été ma première impression. Je le guette depuis un moment. Il va falloir que quelqu’un informe l’héritier de ce qui l’attend et je préférerais que ce soit le prieur et non pas moi.

— J’aime voir un homme capable de rester tranquille alors que tout le monde court autour de lui, affirma Cadfael, quelqu’un qui sait s’abstenir de poser des questions. Bon, ça ne serait pas une mauvaise idée de desseller mon vieux compagnon et de le ramener à l’écurie, il a eu son compte d’exercice avec toutes ces allées et venues aujourd’hui. Moi aussi, d’ailleurs.

« Demain », songea-t-il, conduisant tranquillement son cheval au pas à travers la grande cour en direction de l’écurie, « il va falloir que j’y retourne. Je peux me tromper, mais ça vaut le coup d’essayer ».

Il passa tout près de l’endroit où se tenait Rafe de Coventry ; ce dernier s’intéressait à peine à ce qui se passait autour de lui, sans rien demander à personne, perdu dans ses propres pensées. Au doux bruit des sabots de la monture de Cadfael, il tourna la tête et leurs regards se croisèrent par hasard. Le fauconnier lui adressa l’ombre d’un sourire et un bref signe de tête en guise de salut révélant ainsi un visage puissant mais peu communicatif, large au niveau du front et des pommettes, avec une courte barbe noire bien taillée et des yeux bruns au regard direct, largement écartés et marqués au coin, les yeux d’un homme qui vivait surtout en plein air et qui avait l’habitude de regarder au loin.

— Vous allez aux écuries, mon frère ? Puis-je vous demander de me servir de guide ? Je n’ai rien contre vos palefreniers mais j’aime mieux veiller moi-même sur mon cheval.

— C’est aussi mon cas, rétorqua Cadfael avec cordialité, veillant à adopter le rythme de la démarche de l’étranger. Et ça ne date pas d’aujourd’hui. Si on acquiert jeune cette habitude, on ne s’en débarrasse jamais.

Comme ils avaient en gros la même stature, leurs pas s’accordaient parfaitement. Dans la cour de l’écurie, un palefrenier de l’abbaye pansait un grand cheval à la robe noisette avec une étoile blanche sur le chanfrein en sifflant doucement tout en travaillant ; il avait l’air fort réjoui.

— C’est le vôtre ? demanda Cadfael, couvrant l’animal d’un regard connaisseur.

— Oui, répondit brièvement Rafe de Coventry, prenant l’étrille des mains du garçon. Merci, mon ami ! Je vais continuer. Dans quelle stalle puis-je le mettre ? Vous êtes joliment bien installé, mon frère, reprit-il après avoir examiné la place qu’on lui indiquait avec un hochement de tête satisfait. Vous ne m’en voudrez pas si je préfère m’occuper du pansage moi-même. Les voyageurs n’ont pas toujours autant de chance, mais l’habitude, vous savez ce que c’est.

— Vous voyagez seul ? interrogea Cadfael, très occupé à desseller, tout en surveillant son compagnon mine de rien.

La ceinture que portait Rafe était destinée à recevoir épée et poignard, qu’il avait sans doute déposés à l’hôtellerie ainsi que son manteau et son bagage. Difficile de savoir dans quelle catégorie classer un fauconnier. Un marchand aurait eu au moins un serviteur capable de le protéger, probablement plus d’un. Un soldat ne compterait que sur lui-même, comme cet homme, et aurait sur lui ce qu’il faut pour se défendre.

— Je voyage vite, se contenta de répliquer Rafe. Quand on est nombreux, on n’avance pas. Si un homme ne dépend que de lui-même, il n’y a personne pour le laisser tomber.

— Vous venez de loin ?

— De Warwick.

Pas très bavard, ni très curieux le fauconnier du comte. Tout cela tenait-il vraiment debout ? Certes, il ne s’intéressait guère à tout ce qui concernait le disparu, mais il avait examiné les écuries, mine de rien, et les chevaux qu’elles contenaient. Même après, quand il s’était penché sur sa monture, il avait continué à regarder autour de lui avec le regard aigu d’un professionnel. Il avait négligé les mules et les chevaux de trait, mais il s’était arrêté sur le rouan à la robe claire qui avait appartenu à Drogo Bosiet. Cela se comprenait de la part d’un amateur de chevaux de race, car le rouan était un bel animal qui avait manifestement d’excellentes origines.

— Votre maison aurait-elle les moyens de s’offrir des modèles pareils ? demanda-t-il, passant une main approbatrice sur l’épaule luisante de la bête qu’il caressa ensuite entre les oreilles dressées, ou est-ce qu’il appartient à un hôte ?

— Appartenait, répliqua Cadfael, qui pouvait lui aussi se montrer taciturne.

— Appartenait ? Comment cela ?

Rafe se tourna vivement vers lui, et dans son visage impassible, ses yeux brillaient, attentifs.

— Son propriétaire est mort. Il repose actuellement dans notre chapelle mortuaire.

Le corps du vieux religieux l’avait quittée le matin même pour le cimetière et maintenant Drogo avait le sanctuaire pour lui tout seul.

— Ah bon ? De qui s’agissait-il et de quoi est-il mort ?

Tiens, voilà qu’il se mettait à poser des questions et cette fois il n’y avait plus d’indifférence ni de détachement qui tenaient.

— D’un coup de poignard. On l’a retrouvé mort dans la forêt, à quelques milles d’ici. Dévalisé aussi.

Cadfael aurait été incapable d’expliquer sa réticence sur ce point précis et pourquoi, par exemple, il s’était abstenu de donner le nom du mort. Si son compagnon avait insisté, ce qui aurait été naturel en pareil cas, il lui aurait répondu franchement. Mais non, il n’y eut plus de questions. D’un haussement d’épaules, Rafe reconnut implicitement qu’il était parfois dangereux de voyager seul dans la forêt, sur les marches du comté, après quoi il referma la porte basse de la stalle sur son cheval tout heureux.

— Je m’en souviendrai. C’est ce que je dis toujours : il faut être bien armé ou ne pas quitter la grand-route.

Il frotta ses mains poussiéreuses et se dirigea vers la porte de la cour.

— Eh bien, il ne me reste plus qu’à me préparer pour le souper.

Il s’éloigna d’un pas décidé, mais pas directement vers l’hôtellerie. Au lieu de cela, il gagna le passage voûté menant au cloître où il pénétra. Cadfael jugea tellement significatif qu’il se rende droit à l’église qu’il le suivit, animé d’une curiosité candide, prêt à l’obliger discrètement. Il trouva Rafe de Coventry debout, hésitant, près de l’autel paroissial, déconcerté par le nombre de chapelles contenues dans les transepts et le chevet. Avec une simplicité un peu rude, il lui indiqua celle qu’il cherchait.

— Par ici. La voûte est basse, mais comme on a la même taille, vous n’aurez pas besoin de baisser la tête.

Rafe ne tenta nullement de déguiser ou de renier ses intentions, ni d’éviter la compagnie de Cadfael. Il lui lança un regard calme, méditatif, montra d’un signe de tête qu’il avait compris ses explications et le suivit. Et, dans le froid pénétrant et la pénombre de la chapelle, il s’approcha de la bière où reposait Drogo Bosiet, décemment recouvert d’un linceul et qu’éclairaient des cierges brûlant aux deux extrémités du cercueil, puis il découvrit le visage du mort.

Très brièvement, il étudia ses traits pâles et fixes avant de remettre le linge en place et, quand il accomplit ce geste, ses mouvements n’exprimaient plus ni hâte ni tension. Il n’était plus pressé et pouvait manifester le respect qu’éprouvent les hommes en face de la mort.

— Vous ne le connaîtriez pas, par hasard ? interrogea Cadfael.

— Non, je ne l’ai jamais vu auparavant. Que Dieu ait pitié de son âme !

Rafe se redressa et poussa un soupir de soulagement. Quel qu’ait été son intérêt pour le cadavre, c’était terminé à présent.

— Ce n’est pas n’importe qui. Il s’appelait Drogo Bosiet, il était du comté de Northampton. On attend son fils d’un jour à l’autre.

— Vous m’en direz tant ! Ce sera une épreuve pour le garçon quand il arrivera.

Mais ses propos étaient désormais pure formalité, tout cela ne le concernant qu’à peine.

— Vous avez beaucoup d’hôtes en cette saison ? Des gens de mon âge et d’une situation équivalente, peut-être ? J’aurais plaisir à disputer une partie d’échecs dans la soirée, si je peux trouver un partenaire.

Si Drogo Bosiet lui était sorti de l’esprit il ne s’en préoccupait pas moins des autres voyageurs qui auraient pu se présenter ici. Quelqu’un du même âge et de la même condition sociale ! Voyez-vous cela !

— Frère Denis pourra se renseigner pour vous, répondit Cadfael, délibérément obtus. Mais, vous savez, c’est très calme en ce moment. Vous verrez, l’hôtellerie est à moitié vide.

Ils étaient presque arrivés à l’escalier qui y menait, côte à côte, très détendus, et la lumière de la fin de l’après-midi, douce et brumeuse, devenait grise comme l’aile d’un pigeon, à l’approche du crépuscule.

— Cet homme qui a été tué dans les bois... commença Rafe. Votre shérif est sûrement à la recherche d’un hors-la-loi, si près de la ville. Est-ce qu’on soupçonne quelqu’un ?

— Oui, mais on n’a aucune certitude. Il y a un nouveau venu dans la région qui n’est pas retourné auprès de son maître depuis, répondit Cadfael qui ajouta innocemment, se renseignant sans en avoir l’air :

— Un jeune qui doit avoir une vingtaine d’années.

Ce qui ne correspondait nullement à celui auquel pensait Rafe ! Apparemment cette réponse le laissa froid car il se borna à un simple signe de tête et, à en juger par son impassibilité, il pensa aussitôt à autre chose.

— Dieu leur accorde bonne chasse !

Il semblait donc qu’il n’attachait aucune importance à la culpabilité ou à l’innocence de Hyacinthe. Quand il entra dans l’hôtellerie, Cadfael devina qu’il ne manquerait pas d’examiner sous le nez tous les dîneurs qui tournaient autour de la quarantaine. Cherchait-il une personne bien particulière ? Quelqu’un dont le nom serait inutile à l’enquête, car probablement faux ? Quelqu’un qui, c’était déjà ça, n’était pas Drogo Bosiet de Northampton !

L'Ermite de la forêt d'Eyton
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